En quoi Bécassine témoigne-elle de la Grande Guerre ?
Les n° évoqués entre parenthèses correspondent aux planches étudiées avec les élèves. Elles sont disponibles pour les élèves sur moodle (à la fois en format PDF et en format JPEG pour illustrer un éventuel diaporama).
I. Présentation de l’œuvre
Nature
Nous allons étudier des planches de bande dessinée extraites
de 3 albums différents :
- Bécassine pendant la
Guerre (devenu Bécassine pendant la
Grande Guerre après la Seconde Guerre mondiale pour ne pas confondre les
deux conflits)
- Bécassine chez les
Alliés
- Bécassine mobilisée
Auteurs et dates
- Pour Bécassine
pendant la Guerre, paru en 1915 : scénario de Caumery (pseudonyme et
acronyme de Maurice Languereau) et dessins de Joseph-Porphyre Pinchon.
- Pour Bécassine chez
les Alliés (1917) et Bécassine
mobilisée (1918) : Joseph-Porphyre Pinchon, mobilisé, est remplacé par
Edouard Zier.
Idée principale
Tribulations de Bécassine pendant la guerre.
Source
Les albums que nous avons étudiés ne sont pas les éditions
originales, mais des rééditions des albums historiques, avec leurs couvertures
d’origine, faites à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale
(albums réédités le 03/01/2014)
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On voit déjà que Bécassine
« témoigne » bien du conflit, et ce de trois manières :
1.
les albums ont pour toile de fond la période de la Grande Guerre
2.
la réalisation de ces albums a été « perturbée » par le conflit,
puisque le dessinateur attitré a été mobilisé
3.
les albums participent à la « mémoire » de la guerre, puisqu’ils ont
été réédités à l’occasion du centenaire
A. Un
personnage
Bécassine (de son vrai nom Annaïck Labornez).
Personnage aisément identifiable par sa tête ronde,
dépourvue de bouche, sa coiffe, sa robe verte et rouge à bordures noires et son
parapluie rouge (n°2). Visage qui permet aux lecteurs de davantage s’incarner
dans la peau de leur héroïne, de s'identifier à elle.
Bécassine est bretonne (cf. coiffe). Elle est née à Clocher
les Bécasses. Elle travaille au service d’une aristocrate, la marquise de Grand
Air (n°2). Elle est d’origine modeste, comme le montrent ses vêtements, son
attitude et son expression orale, plus familière que celle de sa maîtresse
(n°2).
Le personnage renvoie à un contexte social précisément daté.
L’émigration bretonne est particulièrement importante dans les premières années
du XXe siècle. La misère, avivée par la crise des activités traditionnelles
(pêche de la sardine, tissage), oblige beaucoup de jeunes Bretonnes à l’exode
rural, notamment vers la capitale. Elles sont ouvrières, bonnes, postières ou
nourrices, ou sont condamnées à la prostitution. On dénombre 100 000
bonnes d’origine bretonne à Paris dans les années 1900.
Bécassine se singularise par une naïveté qui s’apparente
parfois à de la bêtise, et qui repose sur trois piliers :
- sa mauvaise maîtrise de la langue française (fait qu’elle
prend un mot pour un autre ou une expression imagée au pied de la lettre)
- sa méconnaissance des usages sociaux
- son ignorance des machines modernes.
Exemple (n°2) à l’heure de la mobilisation, Bécassine,
n’ayant pas trouvé la Bochie dans l’Atlas, tente de rassurer la marquise :
« Faut pas que Madame se fasse du mauvais sang comme ça. Possible qu’y
aura la guerre, mais comme c’est avec des gens qui n’existent pas, ça ne
présente guère de risques ».
Autre exemple (n°5 et 6) : prend l’expression
« c’est une infection » au pied de la lettre.
Autre exemple (n°8) : ne comprend pas et déforme
complètement les anecdotes historiques que lui a expliqué la nièce de la
marquise, Yvonne.
C’est un personnage sympathique car elle est optimiste
et généreuse.
B. Un genre
Bécassine n’est pas véritablement une bande dessinée, mais
plutôt une « histoire en images ».
Chaque planche comporte trois séries d’images superposées.
Dessin fait à la plume et à l’aquarelle, puis imprimé en quadrichromie.
Pas (encore) de « bulles » (phylactères), mais un
texte placé en dessous des images, qui pourrait à la rigueur être lu seul sans
pour autant perdre de précision dans la narration.
Pas de changement de cadrage, comme dans les bandes
dessinées modernes.
En fait, Bécassine est l’une des ancêtres de la BD, et l’un
de ses rarissimes premiers rôles féminins. On peut considérer Caumery et
Pinchon comme des précurseurs du « neuvième art », dans le
prolongement de Töpffer (auteur suisse du XIXe siècle, considéré comme le
créateur et le premier théoricien de la bande dessinée).
D’ailleurs, le « style rond » de Bécassine, son
visage sans bouche font penser à un autre personnage célèbre de bande
dessinée : Tintin de Hergé.
C. Un public
Bécassine est née en 1905 dans les pages de l’hebdomadaire La Semaine de Suzette, destiné aux
fillettes (8 à 14 ans) des milieux aisés (aristocratie et bourgeoisie
catholique).
Pour la Semaine de
Suzette et l’origine sociale des lectrices, voir n°12.
Pour l’orientation catholique, voir n°5 : « Mais
Bécassine a pris une grande résolution, elle passera l’examen. Elle travaille
assidûment le Manuel, l’apprend mot à mot, comme un catéchisme. Chaque soir,
Yvonne lui fait répéter sa leçon ».
Les aventures de la petite bretonne illustrent une vision
conservatrice de la société, marquée par les hiérarchies sociales =>
dimension pédagogique. Les éditions Gautier affichent leur appui à
l’enseignement privé catholique et leur soutien à la séparation des sexes à
l’école. Principes de La Semaine de
Suzette : moralisation, bonne éducation, instruction et distraction.
A partir de 1913, les planches sont éditées en albums, avec
reliure toilée (conjointement aux parutions dans la Semaine de Suzette).
***
Aujourd’hui, ces albums s’adressent à tout le monde. Leurs
multiples rééditions témoignent du succès des aventures de Bécassine, bien
au-delà du public visé à l’origine.
D. Une période
La guerre est au cœur des aventures de Bécassine,
puisqu’elle est constitue le cadre. Dès le début du premier album (n°2), la
guerre est présente, au cœur des préoccupations de tous les personnages, qui
suivent l’actualité en lisant les journaux (1er août 1914). La
dernière planche évoque elle aussi directement la guerre et clôt l’album à
l’été 1915 en Alsace (cf. territoire annexé à l’issue du conflit
franco-prussien en 1871).
II. Une « Bécassine mobilisée » … et qui
mobilise
Mobiliser : faire appel à une personne/un groupe, pour
une œuvre collective. Dans le cadre d’un conflit : mettre sur le pied de
guerre une armée, affecter des citoyens à des postes militaires (Le Petit Robert, 2003).
A. Bécassine connaît des conditions de vie difficiles
Bécassine doit faire face à de nombreuses difficultés (qui
illustrent les conditions de vie et les souffrances des civils à l’arrière
pendant le conflit) :
- n°3 : fuite
devant les Allemands (uhlans : cavaliers armés allemands), qui sont
considérés comme des brutes (sauvages, croquemitaines) => renvoient aux
rumeurs qui circulent dans les première semaines du conflit
- n°7 : peur, chagrin : « Je mets la main à
la plume pour écrire ce qui suit, qu’est peut-être les dernières lignes que je
tracerai, vu que je me demande si les chagrins et l’inquiétude vont pas me
conduire avant l’âge au trépas et même plus loin »
- n°14 : pénuries, difficultés à s’approvisionner en
denrées du quotidien, hausse des prix (en particulier dans les villes) :
« j’en avais assez de ce Paris, où on maigrit, où c’est des tas
d’histoires pour des choses aussi simples que d’acheter du beurre, du pain, du
sucre ».
B. Bécassine s’engage dans le conflit
Bécassine fait tout pour soutenir l’effort de guerre (ce qui
témoigne de la mobilisation de l’arrière dans le cadre d’une guerre
totale) :
- n°2 et n°3 : met en place des pièges contre les
Allemands
- n°5 et n°6 : se met immédiatement au service des
blessés en devenant auxiliaire de la Croix-Rouge
- n°7 et n°8 : se fait marraine de guerre pour Zidore
(diminutif populaire d’Isidore, lui aussi domestique de la marquise et envoyé
sur le front)
- n°16 : décide de se présenter à l’administration des
tramways, devient receveuse => à l’image de nombreuses femmes durant la guerre,
Bécassine se retrouve à faire un métier autrefois réservé aux hommes, puisque
ces derniers sont tous partis au front => prouve bien l’importance prise par
les femmes dans l’économie nationale. En cela, Bécassine témoigne de la
progressive émancipation des femmes née de la Grande Guerre.
C. Bécassine mûrit et grandit
Elle-même, d’ailleurs, passe de la naïveté au sérieux, des
bévues à une attitude responsable. La guerre l’oblige à mûrir. Avec les
évènements, elle apprend à se débrouiller.
Exemple : comparaison de la première et de la dernière
planche de Bécassine dans la Grande Guerre
(n°2/n°10) : à la fin de l’album, en Alsace, Bécassine, sérieuse, au
garde-à-vous, participe au salut au drapeau.
Bécassine est une sorte de « roman
d’apprentissage ». Le personnage suscite l’attachement des enfants qui,
eux-mêmes découvrent le monde. La guerre l’oblige à grandir précocement, comme
les enfants pris dans la tourmente de la guerre.
Parce qu’elle suscite l’adhésion, Bécassine permet aux
enfants de comprendre et penser la guerre, tout en la dédramatisant et en
déréalisant la violence.
D. Bécassine parle aux enfants
A travers les péripéties de Bécassine, la guerre est
racontée de manière pédagogique aux enfants. Pour autant, peut-on parler de « propagande » (ou de « bourrage de crâne ») ?
La réponse est nuancée.
OUI, car :
- patriotisme (n°9 et 10 : Bécassine ne manque pas
l’occasion, improbable dans la réalité car zone de guerre, de se rendre dans la
modeste portion du territoire alsacien libéré par l’armée française en
1914-1915)
- dévalorisation de l’ennemi qui est à la fois bête (n°4) et
méchant (n°13 : « et ça montre une fois de plus la férocité de ces
bandits de Boches. Nous, on fait des farces drôles et pas méchantes ; la
leur de farce, c’était de faire tuer ou blesser une pauvre bête inoffensive »)
NON, car :
- les albums contiennent une critique de la bureaucratie
militaire (on y croise des chefs tatillons, des fonctionnaires zélés, des
gardiens de voies rondouillards et maladroits), ce qui a d’ailleurs valu aux
éditions Gautier-Languereau la suspicion des services de la censure du
ministère de la guerre
- les techniques de propagande (films notamment) sont
clairement évoquées,
- Bécassine elle-même accuse les journaux de ne dire que des
« menteries ».
III. Une approche singulière de la guerre
A. De Bécassine…
Les auteurs n’abordent pas les violences des combats, ni la
mort de masse : la guerre est aseptisée, parce qu’elle ne doit pas non
plus écraser ce qui fait le succès de Bécassine : l’humour et la dérision.
Ménageant la sensibilité du public, les auteurs, bien que
les ayant côtoyées dans le cadre de leur service, se gardent de décrire les
atrocités de la guerre :
- le blessé de guerre soigné par Bécassine n’est atteint que
d’une simple entorse (n°5),
- le front apparaît comme le lieu de « farces »
réciproques (n°13).
Les principales conséquences du déclenchement des hostilités
sur la vie quotidienne des civils sont abordées, mais, à aucun moment, elles ne
prennent un tour tragique, et restent plutôt le prétexte à des scènes comiques
exploitant la naïveté de Bécassine.
B. … à Tardi
Points communs
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Différences
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Avant de paraître en album, le récit du dessinateur
Jacques Tardi a d’abord fait l’objet d’une publication sous forme d’un
journal grand format, Putain de
Guerre ! (trois numéros de 20 pages chacun).
Parution du premier album à l’occasion du 90e
anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale.
Participe aussi à la « mémoire » du conflit.
Forme proche de celle de Bécassine :
- trois séries d’images superposées
- monologue d’un soldat, suite de pensées
- pas de bulles
Utilisation de l’humour.
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Couleurs : proches de celles de Bécassine au début, mais de plus en plus sombres à mesure que
l’on avance.
Approche : ce qui est mis en avant, c’est la
« violence de masse » et l’absurdité du conflit. Soldats qui sont
tout sauf des héros, envahis par la peur, victimes qui ne cherchent qu’à
sauver leur peau.
Vocabulaire et images très crus, très durs. Images souvent
insoutenables de blessures et de mutilations ou de traumatismes psychologiques.
Humour qui prend la forme de l’ironie, du cynisme.
|
Sources utilisées
Stéphane Audoin-Rouzeau, La
Guerre des enfants : 1914-1918 : essai d’histoire culturelle, Paris,
Colin, 1993.
Stéphane Audoin-Rouzeau, « Bécassine, mobilisée et
désarmante », 14-18, La très Grande Guerre, le Monde
éditions, 1994.
Dominique Bry, « La putain de guerre de Jacques Tardi
et Jean-Pierre Verney », site internet du journal Mediapart, article publié le 11 novembre 2008, consulté en octobre
2014.
Marie-Anne Couderc, Bécassine
inconnue, CNRS Editions, « Littératures », 2000, 305.
Bruno Denéchère, Luc Révillon, 14-18 dans la bande dessinée, Images de la Grande Guerre, de Forton à
Tardi¸ 2008.
Yves Marie Labé, « Bécassine débarque », site
internet du journal Le Monde, article
publié le 27 août 2005, consulté en octobre 2014.
Laurence Olivier Messonnier, Guerre et littérature de jeunesse (1913-1919), thèse soutenue en
2008.
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